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Ces maisons qui parlent

Il est des lieux qui sont de bonté, des lieux de patience et de longueur de temps qui ont su héberger. Des maisons à la longue histoire. Qui y habite le sait, le sent. Des grands pans de vie y ont été vécus. Pour les trouver, il faut tout de suite gagner le cœur des villes où par bonheur les grands incendies n’y sont pas venus, et surtout les campagnes.

On y retrouve dans les murs des journaux anciens, comme si on leur avait demandé de porter un jour les histoires d’autrefois.

La mienne depuis des décennies parle. Dans les murs, entre le pièce-sur-pièce de la cabane de colon au départ et les revêtements venus pour la rafraîchir, l’espace a servi à du bran de scie pour se prémunir des froids d’hiver, mais aussi des artéfacts renvoyant à des moments de vie. Têtes de poupées, morceaux de verre ou de porcelaine, une bouteille de remède, une fourchette à qui il manque quelques dents, de vieux talons de chaussure bruns disant le si grand nombre de pas, des affiches des années 1940 contre les feux de forêt, ces damnés qui semaient le malheur, la correspondance d’un gars de la paroisse parti à la Deuxième Guerre, une courroie de cuir quelconque.

Et ça n’a de cesse. Des vies, des vies, toujours des vies… avant la mienne. On a demandé à ces maisons d’être gardiennes, par de tout petits rappels, de toutes les vies qui y ont vécu. Calfeutrage aussi, espérance pour protéger des temps mauvais. « Allez, chers murs, soyez présents pour nous, les vivants de cet abri. »

Il y a quelques semaines, le 26 avril, jour anniversaire de l’acquisition de cette maison en 1976, je trouve sur la marche basse des deux marches de ma galerie avant ce petit contenant de cuir, cousu sans doute à la fine babiche, œuvre d’art tombée d’une petite planche manquante du larmier d’en haut, sans doute expulsée du grenier par un écureuil. Chez moi, les écureuils sont porteurs, révélateurs d’objets semblables.

La grande pluie d’hier l’a trempé. Intrigué, déstabilisé, voyant que des documents avaient été glissé à l’intérieur, je l’ai déposé sur la table et ai mis douze heures avant de me décider à en sortir le contenu, en vertu du respect premier que je devais avoir pour cette chose. Quelques jours plus tard, je retrouvais la capuche dans les pousses d’hémérocalles.

Il y a là un pan de la vie de J. N. Allard, de Warwick… ou de tant d’endroits. Nous ne savons à peu près rien à son sujet. Mais il aimait beaucoup les chevaux, en prenait grand soin, et rêvait d’être inspecteur de beurreries et de fromageries. Labrecque, Jutras, Carle, ou qui sait Brault, quelques-uns de nos grands cinéastes, en aurait fait un film.

Dans ce contenant, on trouve huit petites pages (de 19cm de haut, par 11cm de large) finement écrites, dont trois recto-verso. En février ou mars 1882, Allard demande à Édouard Poutré, de Saint-Jean[-sur-Richelieu], de pouvoir venir travailler pour lui « afin d’apprendre son métier ». La réponse de Poutré du 5 mars 1882 le mentionne. Ce dernier serait commerçant et fabricant de harnais sous le nom de Edouard Poutré et Cie, et il est prêt à accepter si tout convient. « Vous verrez aux livres et aux ventes. » Allard serait « considéré comme étant le premier de la Boutique » Ce Poutré (qui est peut-être descendant d’Acadiens) ajoute : « Je vous écris comme étant un homme ponctuel autrefois. J’espère que vous le serez d’avantage. De ce temps-ci j’ai cinq employé à mon service et je calcule de faire un gros stock pour le printemps. Nous sommes tous bien et vous salut. » Le ton de la lettre laisse peut-être croire que des liens familiaux quelconques lient les deux personnages. Et la lettre semble être écrite de Wauregan, Connecticut.

Le second document, un billet signé le 3 novembre 1887 par Alexis Chicoine et D. E. M. Chicoine à Sainte-Anne-de-La-Pocatière, se lit : « Je sousigné certifie que Mr J. N. Allard est capable pour tenir une beurrerie de première Classe avec sistème Centrifuge ».

En 1891 ou 1892, Allard, qu’on dit de Warwick, obtient son diplôme d’inspecteur de beurreries et de fromageries. Dans le groupe des sept diplômés, on retrouve Delphis Chicoine, de Saint-Marc, sans doute sur Richelieu.

Le troisième document, de deux pages, provient de Saint-Léon [de Maskinongé], est daté du 20 août 1893, signé par Allard et adressé à Ulric Barthe, radecteur, à Québec. Allard déplore que le journal L’Électeur du 15 août s’y prenne trop tard pour recommander « la circulaire officielle à Messieurs les curés et députés habitant les comtés ruraux ». « Cette recommandation un peu trop en retard du progrès réalisé par beaucoup de trouble et de travail et aussi de sacrifice de la part de personnes très dévouées à l’industrie laitière, cette recommandation dis-je est en retard parce que les circonstances forcent le peuple et la classe instruite à chercher où est le mal qui oblige les cultivateurs de s’expatrier ; aussi la cause de ce mal et de la non-confiance d’eux-mêmes est du à ce que la classe instruite en générale n’a pas su apprécier les efforts et la somme de travail de quelques personnes qui ont forcés les gouvernements à faire progresser l’industrie laitière. Je suis inspecteur de … » Et le document s’arrête ainsi, abruptement.

La quatrième pièce, de deux pages, daté du 30 novembre 1893, adressé à J. N. Allard, de Saint-Agapit, provient de Hector Caron, de St-Léon de Maskinongé, secrétaire du syndicat local. En réponse à votre lettre en date d’hier et reçue ce matin, je dois vous dire que je suis heureux de vous rendre le témoignage que vous avez eu bien soin de mon cheval pendant tout le temps qu’a duré votre inspection de notre syndicat. Je vous avais donné mon cheval très maigre et bien fatigué et vous me l’avez remis cet automne assez en bonne chair, et plus gai que jamais. Ainsi donc, monsieur, il me fait plaisir de vous rendre justice sur ce point, d’autant plus que je parle la vérité.

Le cinquième document, signé par Louis Doyon, provient de Saint-François de Beauce et est daté du 27 octobre 1895. Je sousigné et il me fait plaisir de certifier que Monsieur J. N. Allard Inspecteur du Syndicat Beauce No 1 Division 3 a eu mon cheval pour toute la saison comme inspecteur, et qu’il a eu bien soin, quoique il a eu un parcours distancé a faire durant le temps de son inspection. Louis Doyon.

Le sixième document daté du 12 mai 1897, provenant de St-Valérien, est signé par Arthur Marsan. La présente est pour certifier que le porteur Mr. J. N. Allard a eu mon cheval toute l’été 1896 au service de notre syndicat et m’a été remis à l’automne en meilleure condition qu’il était au printemps ; aussi c’est un homme qui a pris soin de l’agrès d’ont il se sert. C’est pourquoi je puis le recommander à toute personne qui lui mettrait son cheval en mains. Arthur Marsan.

Le dernier document est lourdement abîmé, car il emballait les précédents dans le petit contenant de cuir reposant au soleil, un lendemain de grande pluie, sur la marche basse de ma galerie avant. On n’arrive pas à dater cette pièce. Mais on lit la fierté d’Allard au moment où peut-être prendra-t-il bientôt sa retraite.

Il dit être dans l’industrie laitière depuis 1873. J’étais propriétaire d’une fromagerie laquelle fromagerie était la deuxième établie par un Canadien-français et ce dans la paroisse de St-Jean-Baptiste de Rouville comté de Rouville sous le nom de Allard & Fils.

 Ce n’est pas le moment de discuter et de rentrer dans de plus long détail, aussi au mois de novembre prochain je serai libre comme inspecteur de syndicat, et de retour dans ma famille. […]

 Je n’ai pas eu l’avantage de faire un cours classique, mais l’expérience m’a donné l’avantage de connaître et d’apprendre ce que coûte le travail au bout du bras.

 

Voilà. Qu’ajouter ? Que dire ? Sinon que je suis fort heureux que cette maison ait conservé ce souvenir. Redonner la vie à cet homme qui aimait beaucoup les chevaux, parcourait les routes du Québec quand revenait le printemps, et savait sans doute se faire aimer non seulement de ses chevaux à qui il parlait et ne lui appartenaient pas, mais des interlocuteurs qu’il rencontrait. J’aurais bien aimé d’ailleurs entendre ce qu’il confiait à ses bêtes. Bêtes heureuses s’il en fût.

Et sans doute que j’ignorerai longtemps encore ce que faisaient ces précieux documents dans les murs de ma maison.

Allez, que voulez-vous, ainsi la chatte se peigne, disait mon oncle Emery. Voilà l’Arche.

Et sachez que si vous êtes parent, de la fesse gauche ou de la droite, avec cet homme, ou que votre parenté l’a vu passer de par chez elle, nous serions fort heureux de vous entendre.

Voir aussi le billet du 16 juillet, où l’histoire se poursuit.

 

P. S. La période n’est pas banale. Après s’être cherchée pendant quelques décennies, l’agriculture québécoise se donne alors comme vocation première l’industrie laitière. Voir Chronologie de l’industrie laitière au Québec (1608-1992), ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, 1992. Conception, recherche, iconographie et rédaction : Donald Guay.

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