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« La Fileuse »

Jean Charbonneau (1875-1960), poète dramaturge et essayiste, a joué un rôle majeur dans le monde des lettres québécois à la fin du 19e siècle et au 20e siècle. J’ai tant cherché une anthologie de ses principaux textes, mais toujours ai fait chou blanc. Aucun bouquiniste n’a pu me dire que ça existait. Et sans doute que ce poète ne courait pas les journaux et les journalistes.

De mon temps, il était aimé à l’Université Laval par les sociologues Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau, qui l’évoquaient. Dans leur Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Hamel, Hare et Wyczynski (Fides, 1989) écrivent à son sujet : Homme d’une vaste culture, lecteur assidu des philosophes, admirateur de Hugo et Nietzsche, Jean Charbonneau est resté toute sa vie un solitaire chez qui la pensée l’emporte sur le sentiment, et le labeur sur l’élan créateur. Son œuvre est le résultat d’une cinquantaine d’années de travail, persévérant. Dès lors, peut-être que ceci explique cela.

Voilà qu’apparaît un de ses poèmes dans le quotidien montréalais Le Canada. Profitons-en.

 

La Fileuse

Par devant la maison où le pampre et le lierre

Entrelaçaient les murs de leurs réseaux grimpants,

La grand’mère filait par les beaux jours de printemps,

Fixant de ses regards mon berceau séculaire.

 

Dès l’aube des blés d’or au penchant des étés,

Elle filait toujours, la fileuse en silence.

Pendant que le rouet murmurait sa romance

Et que les fleurs semaient leurs parfums enchantés.

 

Par les soirs attiédis et sombres de l’automne,

Qui jette sa langueur sur les grands arbres roux,

Sans trève, elle filait, la fileuse aux yeux doux,

Égrenant ses chansons de sa voix triste et bonne.

 

Puis, quand venait l’hiver, la vieille aux cheveux blancs,

Par les heures sans fin qu’au loin le vent emporte,

Tout en songeant encore à sa jeunesse morte,

Filait la douce laine avec ses doigts tremblants.

 

Ce souvenir ancien me hante la mémoire :

Il me semble revoir le vieux champ, la maison,

Et le jardin fleuri de roses à foison.

Et la grande maman me contant quelque histoire.

 

Ce sont les nids d’oiseaux aux cimes isolées ;

Les premiers pas tremblants, le bégaiement des lèvres;

Ce sont les rires fous et les premières fièvres ;

Ce sont les instants doux en un jour écoulés.

 

Ce sont les frais vallons, les bois, le large fleuve,

Où l’arc-en-ciel suspend son prisme nébuleux ;

Où, le soir, au couchant, un long troupeau de bœufs,

S’en vient de son pas lourd, lentement et s’abreuve.

 

Ce sont les chênes, les ormes, les peupliers,

Dont les branches au vent ont des voix palpitantes,

Des soupirs embaumés de senteurs enivrantes,

Et des frissons tout pleins de songes familiers.

 

Et je grandis ainsi, tranquille et loin du monde,

N’ayant crainte de voir jamais finir mes rêves ;

Et je coulais en paix ces heures par trop brèves,

Dans une solitude oublieuse et profonde.

 

Oui, ce passé lointain m’est revenu souvent;

Aux souvenirs aimés, on s’attache et s’enivre ;

Et mon cœur malheureux est tout joyeux de vivre,

Quand il revit ces jours dispersés par le vent.

 

Oui je voudrais pouvoir comme au temps de l’enfance,

Vivre oublieux et loin de la réalité,

Au pays des amours et de la liberté,

Où le bonheur jamais ne finit ni commence ;

 

Au pays du berceau séculaire et sacré,

Près du fleuve géant, où sans inquiétudes,

Reposent les aïeux au sein des solitudes ;

Au hameau paternel, rustique et vénéré,

 

Où volontairement, à sa tâche asservie,

Comme une Parque antique indiquant notre sort,

Grand’maman, fille de l’Erèbe ou de la Mort,

Filait ma destinée au rouet de la Vie !

Jean Charbonneau.

 

Le Canada (Montréal), 18 mai 1903.

Ci-haut Valéda Martel, ma grand’mère maternelle, de Saint-Raymond, comté de Portneuf.

2 commentaires Publier un commentaire
  1. Mariette Provencher #

    Que j’aime ce demi-sourire qu’elle avait notre grand-maman ! Il lui donnait l’air moqueur qui faisait son charme et que tous ceux qui l’ont connue n’ont jamais oublié. Merci pour ce délicieux rappel de grand-maman Valéda, Jean.

    13 mai 2017
  2. Jean Provencher #

    Ah, te dire, j’en garde un formidable souvenir. Cette femme était adorable.

    13 mai 2017

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