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«L’élégie de la lune »

la lune unEn 1883, le journaliste et linguiste Sylva Clapin (1853-1928), originaire de Saint-Hyacinthe, est le correspondant à Paris du quotidien de Québec, Le Canadien. Aussi envoie-t-il régulièrement, dans la capitale québécoise, un billet intitulé Lettre de Paris. Il consacre une partie de celui du 10 août à la lune.

Pourquoi suis-je la lune ? Qu’ai-je donc fait, Dieu puissant, pour être plus misérable que la plus misérable des créatures ? J’aimerais mieux être le dernier des valets dans la fourmilière terrestre que la reine des nuits au haut des cieux; j’aimerais mieux, pauvre mendiante, ramper là-bas sous mes haillons que de trôner ici dans mes vêtements d’argent; oui, je préférerais là-bas l’odeur enfumée des tavernes aux parfums qui s’exhalent ici du calice des étoiles. N’ai-je pas droit à la pitié ? Est-ce éternel ?

Tous les chiens et tous les poètes ne font qu’aboyer après moi. Les lourdauds qui s’étalent dans les pièces de vers, ceux dont le cœur ne bat pas et qui n’ont que des oreilles, s’imaginent que je suis attentive à leurs jérémiades et que je me désole avec eux par une sympathie volontaire. Je suis pâle, il est vrai, mais ce n’est pas la douleur qui pâlit mon visage; je suis pâté de colère quand je vois tous les ténébreux pleurards, dans les nuits étoilées, venir m’adresser la parole comme si nous avions jadis gardé les pourceaux ensemble.

Quelquefois, je l’avoue, il en vient un qui n’appartient pas à la canaille littéraire : c’est un vrai poète, une vive étincelle jaillie du front de Dieu; et quand son chant retentit, je sens m’épanouir mon cœur et se dilater ma lumière; mais, pour un chanteur de cette espèce, et, en attendant qu’il arrive, il y en a des milliers qui me rendent la vie dure. De ces drôles-là, il en pousse derrière chaque buisson. Jamais d’année stérile pour une récolte de ce genre, jamais de morte saison pour ces oiseaux criards. Toutes les nuits, il faut que je me prépare à endurer mon supplice. Quelles angoisses ! À tout instant peut commencer ce concert de crécelles qui viennent me déchirer les oreilles.

Tenez, en voilà un ! Voyez son attitude mélancolique, voyez-le agiter ses bras de singe, comme s’il voulait les jeter loin de lui. Pourquoi cette gesticulation ? Uniquement parce qu’il n’a rien à embrasser. Il pousse de gros soupirs, comme un bohémien qui reçoit la bastonnade. Ses veines se gonflent; son visage devient sombre; il crie, il a le délire; il me supplie d’aller dans la chambre de sa bien-aimée et de lui raconter ce qu’elle fait.

«Eh bien ! je vais y aller. — Ta bien-aimée, mon ami, exhale une forte odeur de lard; la voilà qui s’approche du four; elle porte à sa bouche des pommes de terre cuites sous la cendre; elle se brûle solidement les lèvres. Ah ! la vilaine grimace qu’elle fait en pleurant. En vérité, sa figure est bien digne de la tienne… Maintenant que j’ai résolu tes doutes, va-t’en, imbécile, et que le diable t’emporte.»

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