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Un dimanche soir à la campagne

bordant la riviereUn Montréalais, sans en dire davantage, se présente par affaires un samedi, chez un couple de personnes âgées, habitant en bordure de la rivière [peut-être le Richelieu] où il doit prendre le bateau quelques heures plus tard.

On m’offre sans façon l’hospitalité pour la nuit et le dimanche. Le bateau ne passera ici que lundi matin; j’accepte. […]

Nous terminons nos affaires dans l’après-midi [du dimanche]; nous causons de l’apparence des moissons, du cirque qui va venir à la ville prochaine; la récolte sera bonne, le cirque attirera Philémon, mais Baucis ne tient à voir ni singes ni singeries. Le souper se prend, la pipe s’allume, puis le vieux :

— Monsieur, dit-il, nous permettra-t-il de nous absenter pendant une heure ou deux ? Je sais que ce n’est pas poli, mais de l’autre côté de la rivière, dans le village d’en face, tenez, cette maison blanche, à main droite, près du gros orme, — j’ai un ami de plus de quarante ans qui est bien malade. J’ai bien peur qu’il n’en réchappe pas. Il m’attend aujourd’hui avec ma femme. Ce sera peut-être la dernière fois que nous le verrons. Nous ne serons pas longtemps. Peut-être aimeriez-vous venir avec nous ? Nous allons traverser en canot. Si vous préférez rester ici, mettez-vous à votre aise, faites comme chez vous; le jardin est en fleurs, il y a des fruits; ne vous gênez pas.

— J’ai apporté des journaux, je vais lire en fumant. Je serais fâché que vous ne rendissiez point les derniers devoirs à votre ami et à sa famille.

Je reste seul à la maison, seul avec un gros chien de garde qu’on n’osait risquer dans le canot.

Le soir arrive lentement; la lune émerge difficilement de l’horizon, des nuages pommelés et immobiles l’interceptent par intervalles. Le temps est mort, pas un souffle n’agite les feuilles, sur une branche de pommier le rossignol égrène ses perles; mauvais présage ! L’ombre descend plus épaisse; quelques feux s’allument le long de la rivière, et à leur clarté on voit dans l’eau les arbres de la rive et les maisons se mirer tête en bas. Les bruits s’éteignent l’un après l’autre; mais le rossignol chante encore.

On n’entend bientôt plus au loin que le hurlement de quelque chien, le croassement de la grenouille ou le cri rauque de quelque oiseau de proie qui vient s’abattre dans les joncs. Cela sent l’orage. Pas de mouvement, pas de vie, pas un couple d’amoureux passant à portée du regard, pas une chanson humaine s’élevant de l’onde, de la maison, du bosquet. Comme ce silence et cette torpeur vous pèsent : on dirait que la mort plane dans les parages.

Je m’enfonce dans une morne rêverie, d’où ne sont pas propres à me distraire le nuage qui noircit et la lune qui disparaît. Je crois sentir une légère brise fraîchir mon front. À bientôt la pluie !

Tout à coup de l’autre rive une voix hèle le passeur; presque aussitôt j’entends battre l’eau par les rames d’un chaland que je ne vois pas, mais que je devine à quelques arpents en amont du brasillement qu’il laisse dans la nuit noire. La voix semble s’impatienter, les coups de rames se précipitent. Il y a quelqu’un qui est pressé.

C’est peut-être la mort.

Bientôt je distingue un galop qui va toujours se rapprochant, et à la lueur d’un éclair fauve je vois passer sur la grand’route, ventre à terre, un cheval qui gagne vers le village.

Je cours chez le passeur.

Il m’apprend que le cavalier va chercher le prêtre, que le curé de la paroisse d’en face est parti après les vêpres pour aider un de ses collègues occupé aux Quarante-Heures, que le médecin est au chevet du malade, que ce malade est l’ami de mon hôte, et que les nouvelles sont mauvaises.

Mais voici la pluie, voici le tonnerre, je rentre.

Quel orage superbe !

 

La Patrie (Montréal), 18 juillet 1883.

L’illustration vient de L’Album universel (Montréal) du 2 septembre 1905.

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