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La célébration de la nuit

Belle luneAimez-vous la nuit ? Moi, j’adore. Voilà tout un autre monde s’offrant à nous. Le yin, la part féminine, qui répond au yang du jour. Quand, enfin, aurons-nous une histoire de la nuit québécoise ? Voici peut-être ici une pièce qui pourrait servir. Un chroniqueur du quotidien La Patrie — le billet est non signé — a décidé d’un hommage à la nuit. Nous voilà en pleine noirceur… ou presque.

C’est l’heure où la chenille arpenteuse rentre à son gîte. Le héron songeur, le butor mélancolique, ces échassiers qui ont tant de jugement qu’ils se gouvernent avec leurs pattes, et tant de pudeur qu’ils se dispensent de queue; l’orfraie, l’engoulevent, la corneille, le hibou et la chouette, ces chantres rauques et ces chasseurs de la nuit, — tous les oiseaux de proie comme les veilleurs solitaires, pêcheurs de grenouilles ou mangeurs de taupes, sous l’œil unique de la lune pâlie, commencent leurs courses ou leurs chansons.

Il y a belle lurette que l’inoffensive couleuvre rayée de vert dort sur sa portée de couleuvreaux. Les rats préludent à leurs courses nocturnes entre plafond et plancher, la souris grignote la plinthe qui la sépare de nos armoires de linge et de nos buffets. Le marais grouille de vie et ce que croasse la grenouille en fa dièse ou en si bémol, nul ne le sait : demande-t-elle à Jupin un roi ou chante-t-elle ses amours ? Les loches, ses filles, l’entourent-t-elle pendant le concert et prennent-elles des leçons de musique ?

La barbotte mord à plein hameçon, ce n’est pas encore l’heure de la barbue. La laquaiche happe les mannes qui flottent à la surface de l’eau, et l’éturgeon saute au-dessus, toute la longueur de son corps, pour retomber sur le côté, dans les attitudes penchées qui distinguent le cocodès de l’onde. L’araignée a pris sa retraite en sa toile et laisse en paix la mouche endormie.

Le bruit tombe davantage et l’activité cesse. Seuls, les astres, comme des lanternes sourdes, ne rayonnant que sur un point, s’allument, et la chauve-souris vogue en zig-zag dans le soir brun; la femme et l’enfant, en l’apercevant, poussent de petits cris et se défendent avec leur mouchoir de ses attouchements.

La lune brille maintenant comme un fond de chaudron chauffé à blanc, et à mesure qu’elle monte à pic, elle perd de l’éclat :

Le vers luisant, cette étoile de l’herbe,

L’étoile d’or, ce vers luisant des cieux.

Le canard domestique, au large bec plat, cesse de brouter l’herbe-à-cochon et s’en va, repu, la fale pleine, rejoindre sa cane sous le four; les dindons plantés sur une patte, oubliant la beauté de leur roupie, depuis longtemps dorment.

La lune monte toujours, et j’entends le ouaouaron qui pince les cordes de son violoncelle et fait concurrence aux meuglements de la vache en rut qui, debout près de la clôture du parc, cesse de songer au bœuf de ses amours.

Les nuages joue à cache-cache avec la lune souvent écornée, mais pas jalouse, des nuages qui changent de forme à tout bout de champ, tantôt béliers floconneux, chameaux à quatre bosses, hippogriffes assis sur le train de derrière, veaux efflanqués, singes suspendus à des branches d’arbre, toute une ménagerie que l’on peut contempler sans frais dans le jardin d’acclimatation de là-haut, éclairé par les célestes quinquets.

La mouche à patates, cette convexe chrysomèle, épargnée par le vert de Paris, a fini aujourd’hui ses ravages et remet à demain de pondre ses visqueux œufs jaunes. L’escargot est rentré dans sa coquille, les larves reposent sous les feuilles du chou. Le grillon, qui chantait au foyer, s’est tu. Seuls, peut-être, se continuent dans l’ombre : 

Les guerres du volvox contre le vibrion

Et l’engendrement du choléra des poules par les bactéries.

C’est décidément la nuit.

Eh bien ! je m’en vas me coucher.

 

La Patrie (Montréal), 21 juillet 1883.

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