Skip to content

Voilà Cheap John disparu

Mort de Cheap JohnDe 1880 à 1910, la presse québécoise n’hésite jamais à souligner la présence de personnages colorés. Ici, voilà qu’un camelot de Montréal, qui savait attrouper les gens, décède.

«On est une société de trois. Mes deux associés volent et moi je vends. C’est le secret du bon marché ridicule que vous trouvez ici.»

Ce boniment, débité avec le plus grand naturel, en français, mais avec la plus rauque des prononciations irlandaises, ce boniment et un tas d’autres, cyniques ou charmants, attendris ou ricaneurs, honnêtes ou presque honnêtes, suffisait pour attrouper la foule autour de Cheap John.

Quand on apercevait sa haute stature par-dessus un remous de curieux, irrésistiblement l’on s’avançait vers sa jovialité, ou oubliait les affaires pressantes, et l’on béait devant le camelot comme les boys de la rue et les policemen détendus de leur gravité. Mais il fallait prendre garde. Si la fantaisie de Cheap John par malheur vous choisissait comme jouet, la place n’était plus aimable.

— Comment vas-tu, ancien honnête homme ? Tiens ! approche, je vais te faire un cadeau, regarde là-dedans, oui, dans ce portefeuille : jolie chose, n’est-ce pas ? Mais, quand tu rentreras chez toi, cache-le bien; ta femme jalouse te rosserait, sans même savoir ce qu’il y a là-dedans.»

— Et toi, qu’est-ce que tu fais là à m’écouter ? Tu as peur de rencontrer tes enfants qui te demanderont du pain ?» 

— Achète-moi quelque chose, toi l’enflé ! As-tu compris l’histoire que je viens de raconter… Oui ? Alors tout le monde l’aura comprise.»

Ainsi se déversait la faconde de Cheap John, et, quand un policeman à regret se décidait à le faire circuler, il pliait bagage en disant : «All right ! Il en coûte moins de déménager que de payer un loyer.» […]

Il symbolisait le gros bon sens de la rue et, à travers les plus saugrenues de ses plaisanteries, un observateur attentif démêlait toujours un avis intelligent sur la question à l’ordre du jour.

Nombre de philosophes et de romanciers ne possèdent certes pas la science psychologique qu’il fallait à Cheap John pour extraire automatiquement et loyalement la monnaie de la poche de ses auditeurs.

Les hommes comme ce camelot peuvent faire des révolutions ou les éviter. Ne nous méprenons pas sur leur première apparence de piètre amuseur de foule. Pour les apprécier suivant le mot du malin Rabelais, il faut «casser l’os et sucer la substantifique moelle».

Un vulgaire original de notre ville disparaît dans la personnalité de Cheap John dont le vrai nom était Hugh Herron. Il demeurait au No 201 de la rue Cadieux. Cheap John a succombé à l’hydropisie.

 

La Patrie (Montréal), 6 juillet 1908.

No comments yet

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS