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La petite cloche de Saint-Eustache

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C’était la mi-octobre.

La fin du jour s’éclairait tranquillement des rayons diffus d’un soleil sans chaleur et qui semblait se mourir d’anémie en jetant un long regard sur ces champs gris de chaume où il avait fait naguère mûrir les jaunes moissons; sur ces bois dénudés qu’il avait recouverts d’un feuillage verdoyant sous lequel il faisait goûter le repos et le frais ombrage; sur toute cette nature attristée où il avait mis la vie et la gaieté et qu’il allait abandonner à la froidure.

Les vents avaient réintégré leur antre profond dans la montagne, laissant planer sur les champs la tranquillité et le calme oisif des derniers jours d’été, qui emplissait l’air de cette douceur lénitive, dégageait cette force d’onction qui pénètre l’âme, la dilate d’admiration et nous donne des envies de crier au ciel assez fort pour que le bon Dieu nous entende. Que votre ouvrage est beau et grand !

Près de l’habitation, des vaches de retour du pâturage, le nez à l’étable, ruminaient en branlant la tête comme dans l’entêtement d’une seule pensée, en fermant et ouvrant de grands yeux doux qui semblaient ne point voir.

Et, dans le petit bois où se coudoient fraternellement l’orme, le chêne et le noyer, les dernières teintes du soleil frôlaient à peine l’herbe fanée et les feuilles tombées en s’évanouissant sur le tronc des arbres.

À ce moment, la petite cloche du village voisin, se balançant gentiment dans l’air vide du soir, vint chanter à mon âme émue des souvenirs qui me semblaient aussi vieux que 1837, et de sa voix indiciblement troublante et empreinte d’une tristesse que le temps n’a pu lui faire oublier, elle redisait aux bois et aux champs qui l’écoutaient en silence tout le charme patriotique des temps passés, lorsque nos père succombaient sous l’oppression et la force du nombre pour avoir trop aimé leur patrie.

Elle disait encore cette cloche de l’église de St-Eustache, d’héroïque et de douloureuse mémoire, toutes les horreurs d’un assaut de soldats aguerris écrasant, au bruit de la canonnade et à la lueur de l’incendie, une poignée d’hommes armés de bravoure et de l’amour de la patrie en guise d’armes, et dans sa voix elle a gardé comme les trépidations du bronze crachant le fer dans le flanc de l’église, lui infligeant de profondes blessures qu’elle montre aujourd’hui avec fierté et que les années ou la main profane des hommes n’ont pas voulu cicatriser.

Et vous, campagnes aimées ! vous avez frémi et protesté sous le pas d’un soldat hautain et sans pitié qui passait en conquérant, outrageant votre sol en outrageant ses fils; vous vous souvenez de cette effroyable journée où ils sont tombés pour la défense de la patrie, pour vous arracher à l’étranger cruel et vous conserver à la France en vous conservant au Canada français.

Et vous, arbres géants de la forêt antique ! témoins de cette scène mémorable de notre histoire, vous avez tressailli d’indignation et, immuables dans votre espoir malheureux et déçu, vous partez l’un après l’autre emportant dans votre chute votre secret à jamais inviolable.

Et, effleurée à peine par un dernier battement, la petite cloche se tut.

 

La Patrie (Montréal), 14 mars 1903.

La gravure — Back View of the Church of Saint-Eustache and Dispersion of the Insurgents/Vue arrière de l’église de Saint-Eustache et de la fuite des Patriotes — est de N. Hartnell et E.-G. Star, 1840 (original créé le 14 décembre 1837] — est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec dans le Vieux-Montréal, Collection initiale, Gravures, cote : P318,S4,P7.

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