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«Ces chastes lieux déserts imprégnés du souffle pur des vierges»

dortoir de la ferme saint gabrielEn 1891, le Français Valbert Chevillard est de passage à Québec pour quelques jours. Extrait de son livre Paysages canadiens, publié à Paris cette année-là chez Alphonse Lemerre. Il se rend maintenant visiter un pensionnat pour jeunes filles à Sillery. Il ouvre son texte avec une blague.

Mon conducteur me mena jusqu’à Sillery pour me faire visiter des bois où les sauvages, nos amis, accrochaient les chevelures scalpées des Anglais. À cet endroit, maintenant, est installé un pensionnat de jeunes filles tenu par les Dames de Fourvières, ce qui permet à l’esprit de modifier ses impressions agréablement.

Ces demoiselles se trouvant en vacances, j’obtins l’autorisation de visiter l’établissement. Il est très vaste, entouré d’arbres magnifiques et dans une situation unique, sur le coteau que baigne le fleuve. À la porte, on lit une pancarte en lettres énormes : Les parents des élèves sont reçus les jeudis, de telle heure à telle heure. — Les cousins ne sont pas admis. — Pauvres cousins ! Ils se rattraperont plus tard naturellement, mais comme ces moinesses possèdent l’expérience des cœurs !

Une vieille, à la physionomie très maligne, me conduisit dans le dortoir des grandes. Tous ces lits blancs, alignés, enveloppés de rideaux blancs, sont extrêmement capiteux, mais c’est une ivresse fraîche et salubre qui s’empare de l’esprit. Ces chastes lieux déserts imprégnés du souffle pur des vierges troublent d’une façon autrement puissante que les maisons d’amour où l’écœurement saisit à la gorge malgré le commandement de la nature impérieuse et les efforts plastiques déployés par des recluses choisies.

Et pourtant la plupart de ces jeunes filles sont sans beauté, car la beauté par tous pays est un fruit rare, mais elles représentent la poésie, l’inconnu mystérieux et charmant sans lequel les portes sacrées de l’amour ne s’ouvrent point.

Que de jolies choses doivent être rêvées sur ces oreillers simples et douillets ! Que de Silvios en pourpoint de velours, à éperons d’or, rôdent sans bruit parmi ces allées muettes, à la lueur pâle des veilleuses. Combien de désirs, d’espérances, d’illusions naissent ici, que l’âpre vie attend à la porte. Qui saura jamais…

J’entendis tout à coup une grosse voix qui disait :

«Oui, monsieur, c’est notre méthode et nous en obtenons les meilleurs effets.»

Et il me sembla que la vieille me retirait brusquement des mains un bouquet de fleurs des bois mouillées de la rosée du matin. […]

# # #

Comme je rentrais à Québec, je me trouvai au milieu d’une foule endimanchée qui se dirigeait vers une église pour rendre honneur à un saint très important dont c’était la fête. Je me joignis à cette foule, afin d’examiner les femmes. […]

 Dans une foule invitée, le personnel se trouve toujours limité par les exigences sociales, tandis qu’à l’église l’on embrasse d’un regard la fleur d’un pays, — les paysannes fraîches dont le corps, sans tromperie, apparaît moulé sous la robe, comme un fruit sous sa peau, les grisettes chiffonnées émoustillantes, les dames parées, semblables à des plantes de luxe. L’œil cruel erre, détaille, étudie et transmet à l’imagination ravie le choix qu’il a fait. Qu’y a-t-il ne plus enivrant que d’observer, sans qu’elle s’en doute, une créature charmante dans le recueillement d’une église. Une attitude, une flexion du cou, un geste familier, la manière de s’asseoir, de s’agenouiller, de tenir le livre de piété, un détail de toilette, vous ouvrent sur ses beautés cachées, sur sa pensée, sur sa vie, des horizons infinis et délicieux. Combien de fois n’ai-je maudit la sonnerie de la clochette qui me tirait de mon rêve pour me précipiter dans la réalité imbécile !

 

L’illustration — Le dortoir de la Maison de la ferme Saint-Gabriel à Pointe-Saint-Charles, à Montréal — un photographie d’Edgar Gariépy prise vers 1950, est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Fonds ministère de la Culture et des Communications, Les grands inventaires nationaux, Inventaire des œuvres d’art (IOA), Pointe-Saint-Charles. Île de Montréal — Maison de la ferme Saint-Gabriel — Le dortoir, cote : E6, S8, SS1, SSS726, D4497.5.

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