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Ne touchez pas, monsieur, aux diseuses de bonne aventure !

diseusedebonneaventureLe chroniqueur Zozo, qui signe aussi Le Rêveur, dénonce dans l’Album universel du 6 décembre 1902 les «bohémiennes, diseuses de la bonne aventure, de la rue St-Laurent» à Montréal. Et il ajoute : «Si seulement je puis réaliser mon dessein, je publierai dans un prochain numéro la liste de toutes ces dames canadiennes qui sont allées, en ces temps derniers, consulter les bohémiennes de la rue St-Laurent : leurs noms et leurs portraits. Qu’on se le dise !»

Il s’ensuit une pluie de protestations au journal. Dans sa revue de la semaine suivante, Zozo doit consacrer toute sa page à cet événement. Extrait moitié écrit, moitié parlé.

Ce que j’ai eu de visiteuses, toute cette semaine, vous ne pouvez vous en faire une idée : des vieilles et des jeunes, des grosses et des petites, des grandes et des courtes, des efflanquées et des dodues, enfin, de toutes les qualités et grandeurs, pour me servir du cliché commercial. Toutes venaient pour le même objet, mais le protocole de présentation variait suivant les têtes.

Les unes m’abordaient cérémonieusement, d’autres sans façons aucunes; enfin, quelques-unes, non les moins intéressantes, comme vous verrez, n’avaient pas prononcé le machinal «bonzour mesieu» d’une voix grêle, nasillarde ou de rogomme, suivant l’individu, qu’elles entraient tout de suite dans le vif du sujet. Je cède la parole à ces dernières.

Dites don, mesieu l’rapporteur (exorde généralement accompagné d’un gracieux moulinet de parapluie), vous parlez dans la gazette que vous allez publier mon portrait pas’que j’sus allée m’faire tirer mon horoscope dessur la rue Saint-Laurent. En v’là des systèmes ! Ça a pas plus de bon sens qu’un p’tit couteau plié dans ane barouette. J’sus venue pour vous dire de ben prend’ garde à vous (autre gentil moulinet de parapluie) : J’ai t’assez d’instruction pour m’apercevoir de ceusses qui veulent rire de nous aut….

(Arrêt de quelques secondes, pendant lesquelles la Carrie Nation s’éponge les fanons).

… (en soufflant) de ceusses qui veulent rire de nous aut et veulent me faire passer pour une ane traîneuse, ane davargondée, an mal émue… Apprenez, mon p’tit écrivain, que si j’sus allée sus la tireuse de la rue Saint-Laurent, c’est rien q’pour le fun, comme on dirait pour badiner.

Et pi, dans tous les cas, nous étions troisses ensemble, et nous avons faite attention d’y conserver la politesse…

— Pardon, ma chère dame, tentai-je de glisser…

— Y’a pas de chère dame. J’vous connais trop ben, les rapporteurs de journaux. Y’a pas pu q’trois ans, un d’vos pareils est venu pour m’tirer les vers du nez à propos de c’te pauvre défunte madame Grégoire, que l’bon Ieu ai piquié d’son âme, qu’on v’nait d’trouver avec trois grands couteaux dans la gorge dans l’fond d’sa petite grocerie, en bas d’là iousq’je restais. Mais Ieu merci, j’sus taussi fine qu’eux aut.

— Voyons, madame, pensez donc…

— Et pis, dans tous les cas, mas dire comme on dit, si ça fait pas vot ‘ affaire, publiez-les mon portrait, et j’vous garantis (nouveau battement de l’air avec le riflard)… j’vous garantis qu’vous passerez un mauvais quart-d’heure.

Et pis, en plusse, nous prendrons pu vot’ gazette, moi, mes amies, et tout notre set…

Et sur ce, sans même me donner le temps de la reconduire gracieusement à la porte, madame disparut dans le froufrou de ses grosses jupes de laine, faisant trembler le parquet de son pas de gendarme, et laissant derrière elle une vague odeur de garde-manger.

 

Illustration de BiblioArchives/LibraryArchives sur Flickr.

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