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Le Gant

mille amitiesJe viens de le retrouver dans un fouillis de lettres, de fleurs séchées et de bouts de rubans, le petit gant noir, mignon et parfumé, que je vous avais dérobé un soir d’automne.

Je l’ai retrouvé au fond d’un tiroir ouvert par méprise et où je ne vais jamais, vu que j’y ai entassé tout ce qui me vient de vous, et que je vous ai chassée pour toujours de mon souvenir.

Il était blotti, le petit gant noir que je vous ai dérobé un soir d’automne, entre un billet tout fripé et un portrait qu’après avoir regardé longtemps j’ai porté, par une vieille habitude sans doute, jusqu’à mes lèvres.

J’ai relu le billet tout fripé. Il m’avait été envoyé un jour que j’étais malade, et je crois même qu’il portait votre écriture.

Maintenant que j’y songe, le portrait était peut-être aussi le vôtre, je n’en suis pas bien certain, vu que depuis longtemps, vous ne l’ignorez pas, je vous ai chassée pour toujours de mon souvenir.

Je l’ai pris dans mes mains, le petit gant noir, mignon et parfumé.

Me souvenant vaguement de la coupe élégante de la main qu’il enveloppa jadis, je l’ai porté lui aussi, par une vieille habitude, à ma bouche, et il m’a semblé y retrouver une vague odeur de chocolat à la crème.

Vous devez vous rappeler, si autrefois vous n’avez pas comme moi juré d’oublier, qu’au moment où je vous l’ai dérobé, un soir d’automne, vous croquiez, du bout de vos dents perlées et provocantes, des pastilles de chocolat à la crème, que je vous passais une à une et que vous preniez en riant aux éclats.

Vous devez vous rappeler aussi que vous teniez dans votre main gauche ce même petit gant noir, mignon et parfumé, retrouvé par moi tout à l’heure dans un fouillis de lettres, de fleurs séchées et de bouts de rubans.

Je ne m’en souviens que vaguement — vous ayant pour toujours chassé de mon souvenir — mais il me semble qu’à un moment donné j’ai saisi le petit gant noir que vous agitiez d’une manière espiègle devant ma figure et que, je ne sais trop comment, mes lèvres frissonnantes rencontrèrent tout à coup votre main gauche, délicieusement petite et potelée, en un baiser timide qui vous fit sourire, mais ne vous empêchera pas, du reste, de m’abandonner le petit gant noir, mignon et parfumé, que je viens de retrouver au fond d’un tiroir ouvert par méprise.

Je l’ai replié précieusement, ce gant minuscule, dont s’exhalait encore une vague odeur de chocolat à la crème et — j’ignore pourquoi, puisque je vous ai oubliée pour toujours — une larme a coulé sur ma joue, pendant que je le replaçais entre le billet portant votre écriture et un portrait que de plus en plus je crois être le vôtre.

Je l’ai mis sous clef, le petit gant noir, mignon et parfumé que je vous ai dérobé un soir d’automne. Je l’ai enfoui dans un fouillis de lettres, de fleurs séchées et de bouts de rubans, au fond d’un tiroir que je n’ouvrirez plus, vu qu’il contient tout ce qui me reste de vous, et que je vous ai, à tout jamais, chassée de mon souvenir.

Fernand Duc.

 

La Gazette de Joliette, 3 septembre 1891.

2 commentaires Publier un commentaire
  1. Esther #

    Il aura beau dire le contraire et le répéter, comme pour s’en convaincre, il ne l’a pas chassée de son souvenir… et ce souvenir le fait encore souffrir…

    30 septembre 2014
  2. Jean Provencher #

    Bien sûr, à la première lecture, on le comprend, chère Vous. Ce mot est une lettre d’amour, un rappel de moments amoureux fort agréables, bien sûr. Mais j’aime ce raffinement qu’il met. Et puis, il y a des peines d’amour qui durent longtemps, j’en sais quelque chose.

    30 septembre 2014

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