Skip to content

Réflexions sur les épouvantails (Deuxième texte de deux)

Nous amorcions hier des réflexions de Jacques Lacarrière sur les épouvantails, qui lui sont venues lors de sa traversée en diagonale de la France, à pied, des Vosges au pays des Cathares. Voici la suite de ses propos extraits de son ouvrage Chemin faisant… 1 000 kilomètres à pied à travers la France d’aujourd’hui (Paris, Fayard 1974).

Le premier que j’ai vu, dans le Bourbonnais, était seul dans son champ. Il portait un chapeau noir, une veste rapiécée dont les bras étaient enfilés sur une croix en bois, un pantalon que le vent faisait onduler mollement. Il avait l’air d’un pantin à l’exercice, un pantin nonchalant, fatigué. Le second, je le vis dans le Forez [tout au centre du département de la Loire]. Il était perché sur un arbre, un chapeau noir sur la tête, faite d’un linge enroulé en place de visage (comme un masque de terroriste ou de gangster mais pour cacher quelques traits inexistants ?). Son vêtement : une vieille blaude déchirée. Celui-là, indiscutablement, était un guetteur, montant la garde aux frontières des vents.

Les trois autres étaient rassemblés dans un pré, près du village de Saint-Bonnet-le-Bourg [dans le département du Puy-de-Dôme en région Auvergne]. Le premier était juché sur une croix, avec un bras-moignon pointé droit dans l’espace (comme s’il désignait aux deux autres l’arrivée des ennemis volants), sans tête, vêtu d’une veste usagée (dont le fermier avait pourtant fermé soigneusement tous les boutons) et d’un pantalon de grand-père d’où émergeaient deux bouts de bois comme deux os fracturés. Le deuxième avait presque un air de dandy, avec sa tête comme un rostre d’insecte, faite d’un vieux chapeau de paille brisé et tordu en tous sens, une chemise écossaise, une écharpe en chiffon au bout de laquelle pendait un vieux sac à café que le vent agitait dans un bruit d’ossements; il penchait la tête vers le sol, indifférent au geste auguste du premier.

Le troisième était le plus impressionnant. Cloué sur un poteau, droit et rigide comme un condamné quelques minutes avant l’exécution, il relevait la tête face aux fusils du vent, sa tête d’osier troué et ravagé, entourée vers le haut d’un turban de chiffons.

Toutes les expositions de sculptures qui se disent ou se veulent d’avant-garde, faites de mannequins sophistiqués, laborieusement dépenaillés, fantômes hominiens façonnés de plastique, de ferraille ou de boue, tout ce que j’ai pu voir des années dans les galeries d’art parisiennes, n’a jamais atteint la beauté stupéfiante ni la force tragique de ces trois mannequins oubliés dans les champs.

Faits de défroques, de haillons, de chiffons innommables, faits de tout ce que l’homme ne veut plus pour lui-même et hésite à jeter, les épouvantails retrouvent, en cela même, quelque chose de nous, un déchet, mais un déchet qui demeure hominien. Voilà l’image caricaturale que nous offrons à nos oiseaux (et dont ils ont vite compris qu’elle n’était justement qu’un triste simulacre, aussi peu redoutable pour eux qu’un éternel agonisant), cette image de clowns tristes, de guetteurs pétrifiés, de coureurs immobiles dans l’arène des vents.

Image prémonitoire aussi. Certains épouvantails portent déjà en eux la pourriture d’un corps décomposé comme si le ciel était leur terre, les grêles et les pluies leur vermine. Ce ne sont plus les oiseaux, aujourd’hui, qui devraient craindre les épouvantails, c’est nous-mêmes, pour peu qu’on regarde leur visage d’osier mort, leurs moignons décharnés, leurs postures d’otages de la peur, de crucifiés, de fusillés.

Combien vous avez raison, ô oiseaux, de ne jamais vous soucier d’eux ! Car c’est à nous, et à nous seuls, qu’ils adressent ces gestes pétrifiés, ces appels silencieux, qu’ils offrent leur visage fait de nos rêves morts.

 

L’illustration du haut provient du fonds de l’ethnologue Jean Trudel acquis par Jocelyn Paquet. Quelque part, à la fin des années 1960, Jean Trudel avait couru les terres de la région de Charlevoix pour immortaliser les épouvantails qu’il voyait sur son chemin. Merci, cher Jocelyn. L’épouvantail du bas provient de Saint-Étienne-de-Lauzon.

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS