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« Le poète »

Il s’en allait chaque matin par la ville, à la recherche des besognes qui devaient lui assurer la croûte du midi et la soupente du soir. […]

On ne savait d’où il venait. Sa voix chantante et le rêve indéfinissable de son regard semblaient dire qu’il était des pays latins où les peuples, depuis Virgile, ont gardé l’héritage de la poésie et de la langue harmonieuse, mais personne ne s’inquiétait de son histoire, personne ne lui demandait son nom. […]

Il s’en allait par la ville, étranger dans le flot d’étrangers. Il s’émerveillait d’une façon enfantine sur les spectacles de la rue, s’arrêtait pour écouter le refrain d’un orgue de barbarie et sourire au Bohémien placide tournant sa manivelle. Un moineau sautillant sur la voie des tramways ou buvant l’eau des fontaines publiques, un enfant suçant son biberon dans sa voiture d’osier, à la porte des magasins, un splendide highlander dans son costume semi-sauvage, le faisaient se retourner et s’immobiliser et lui donnaient vingt fois le jour des enthousiasmes, des surprises, de fugitifs bonheurs.

Il n’osait regarder les femmes, parce que l’une d’elles, jadis, avait fait souffrir ses vingt ans, et que ses lèvres gardaient pour toujours l’amertume de la déception. Elles ne le regardaient pas non plus, parce qu’il paraissait humble, souffreteux, que son veston usé, ses mauvais souliers, ses cheveux presque gris disaient ce qu’il était, un pauvre diable !

Pourtant, il les aimait toutes : parmi les remous d’habits masculins sur le trottoir de la grande ville, elles le charmaient par la diversité de leurs visages, l’éclat de leurs vêtements, comme les enluminures aux marges d’un livre monotone. Il eût voulu entendre la douceur de leur voix, marcher dans leur sillage, pleurer son infortune à leurs pieds; il ne songeait même pas à réaliser ses vagues désirs, de crainte d’effaroucher ces oiseaux que le hasard posait près de lui, comme des fauvettes sur les branches d’un vieil arbre…

Il en aima une d’amour… Il la doua de vie et de mystère, bien qu’elle fût un buste de marbre à la vitrine d’un magasin d’objets d’art.

Un matin qu’il passait par là, il regarda machinalement de son côté et tout de suite il fut épris. Qui était-elle ? Il n’aurait pu le dire. Ses joues minces, son front étroit, ses lèvres sans sève lui donnaient quelque chose de surnaturel. Les longs anneaux d’or qu’elle portait aux oreilles, les bandeaux de sa chevelure, la matité de sa peau et aussi le coloris des étoffes drapant ses épaules lui firent songer aux femmes d’Orient. […]

Il l’appelait Cléopâtre quand, les jours de brume, son masque égyptien se confondait dans les tentures vert et or du magasin; elle prenait le nom de Messaline le soir, aux feux de la lumière électrique s’accrochant à ses dents courtes, éclairant l’ombre de ses yeux glauques, et l’offrant, énigmatique et parée, aux regards des passants. […]

Dans l’incertitude où il était à cause d’elle, il l’appela l’Idole, et cela contentait en même temps son esprit nourri de l’antiquité païenne et son cœur tournée vers une chimère inaccessible. […]

La grande terreur était qu’on la lui dérobât, qu’une femme du monde en passant n’en prît envie pour orner son salon ou le cabinet de travail de son mari. Mais quand, durant une saison, il l’eût retrouvée chaque jour, ses craintes se dissipèrent. Elle lui sembla aussi immuable sur son socle que les arbres dans l’avenue et le ciel au-dessus de sa tête.

Cependant, un matin, il ne la revit pas… Désorienté, il regarda autour de lui… Sur la chaussée, stationnaient des voitures de déménagement, beaucoup de vitrines béaient sur des magasins vides. […] Et il fut triste immensément.

Il s’en alla par la ville, étranger parmi les étrangers… Les premiers jours, il a examiné chaque devanture de magasin, scruté les vitres poudreuses de chaque échoppe, dans la crainte et l’espoir qu’elle y fut descendue. Mais il ne lui est apparu que le reflet de sa silhouette falote et ses yeux creux de pauvre diable. Et il s’est senti plus vieux, plus laid, plus abandonné qu’il ne fut jamais.

Ah ! qui lui rendra son Idole ?

 

Source : l’Album universel (Montréal), 7 juillet 1906.

Il s’agit ici d’un texte de la poète et romancière Marie Le Franc, née en Bretagne en 1879, qui vécut longtemps au Québec. Sur la page Wikipédia qu’on lui consacre, on dit même qu’elle partagea la vie des pionnières de la région du Témiscamingue durant les années 1930. Décédée en 1964, elle repose dans sa paroisse natale de Sarzeau. Son arrière petite nièce, Sophie Aubry, lui consacre un site internet.

Hommage à cette grande dame. Prix Fémina, entre autres.

La photographie de Marie Le France provient du site des archives littéraires de Bibliothèque et Archives Canada.

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