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Qu’adviendra-t-il de l’Angelus de Millet ?

Aujourd’hui, on répète ça et là que la Joconde de Léonard de Vinci et l’Angélus de Jean-François Millet seraient les deux tableaux les plus connus dans le monde. Or, durant les années 1880, la production de Millet plaît davantage aux Américains qu’aux Français, si bien que beaucoup de ses tableaux partent pour les États-Unis.

En juin 1889, une nouvelle société d’amateurs et de collectionneurs voit le jour en France, L’Art français. À la première rencontre de ses membres au moment où se tient l’Exposition universelle de Paris, on propose de demander au gouvernement français, «qui paraît décidé de donner aux chefs-d’œuvre de l’école française la place qui leur appartient dans le musée du Louvre, de négocier avec les intéressés afin de retenir dans notre musée quelques-unes des toiles qui figurent à l’exposition du Champ de Mars, particulièrement le Sacre de David, le Saint Symphorien et le Jupiter et Thésée d’Ingres, le 18 Brumaire de Bouchot, le Léonard de Vinci de Jean Gigoux, le Saint Vincent de Paul de Bonnat, etc., etc., de négocier avec les intéressés afin de retenir dans notre musée quelques-unes de ces toiles

On sait aussi que se tient le surlendemain un encan où sera mis aux enchères l’Angélus de Millet de la collection Secrétan. Alarme en la demeure, car on répète qu’au moins un Américain serait intéressé à y mettre le prix pour quitter la France avec le tableau.

Le journaliste Alfred Wolff, du Figaro, présente ce tableau, histoire de sensibiliser l’auditoire.

«Millet, le grand dédaigné de Barbizon [son lieu de vie en France], a vendu ce chef-d’œuvre pour une poignée de louis. Il est difficile de contrôler la légende qu’on se raconte. M. Freydeau, l’architecte, en a été le premier propriétaire. Mais le tenait-il directement de l’artiste ? Voilà ce que je ne saurais préciser. Je connais l’Angélus depuis très de trente ans; je le vis pour la première fois chez un marchand de la rue Le Peletier. Qui demandait déjà un prix considérable pour l’époque : dix sept mille francs. Les passionnés venaient se régaler devant le chef-d’œuvre encore contesté; mais les amateurs se montraient récalcitrants.

La grande popularité de l’Angélus date de la vente Wilson. Il y a dix ans; le public apprit alors, à son grand étonnement, qu’une œuvre de Millet pût atteindre des chiffres énormes. Vaillamment, l’État disputa l’Angélus à MM. Defoer Bey et Secrétan, ligués contre lui.

À cent cinquante mille francs, la direction des beaux-arts abandonna la lutte; l’œuvre, sur une nouvelle enchère de dix mille francs, fut adjugée aux deux amateurs qui la tirèrent ensuite au sort avec quelque solennité. Le hasard favorisa M. Secrétan. Depuis, M. Secrétan a refusé des sommes considérables; l’Amérique, je le sais, a offert, un beau matin, le demi-million.

Personne ne peut prévoir à cent mille francs près le chiffre que l’Angélus atteindra cette fois; cela dépendra, comme pour toutes choses de la vie, du nombre d’acquéreurs qui se présenteront. L’Amérique, ce n’est pas douteux, donnera dans la mêlée. Si pénible que me soit cet aveu, je dois constater que le génie de Millet était déjà en pleine lumière au-delà de l’Atlantique quand les poncifs perdaient encore chez nous leur temps à le discuter.

Un peintre américain, M. Hunt, qui recevait des conseils de Millet, signala le grand incompris à M. Quincy Shaw à Boston. Ce seul collectionneur possède aujourd’hui quarante des plus beaux tableaux de Millet. On peut dire que l’Amérique détient aujourd’hui les trois quarts pour le moins de l’œuvre de Millet. Nous prendra-t-elle encore l’Angélus ?

S’il s’agissait ici de toute autre œuvre de Millet, on s’alarmerait moins. Mais c’est l’Angélus qui est en jeu, c’est-à-dire la page capitale, le morceau le plus célèbre, celui qui résume le mieux le grand génie de Millet, parvenu à la plus haute expression de l’émotion communicative dont personne ne peut se défendre.

On est pris par les yeux et le cœur en contemplant cette scène si simple de deux humbles, affranchis pour quelques heures de leur dur labeur par le son de cette cloche, qu’on croit entendre à travers la paix qui est descendue sur le paysage. Cette petite toile est certainement une des plus grandes œuvres du siècle, et c’est pour cela que son avenir nous inquiète et qu’il ne saurait nous être indifférent, qu’elle soit ici plutôt qu’ailleurs. Le jour où l’Angélus aura quitté la France, il manquera au pays une de ses plus belles fiertés.»

 

Source : La Patrie (Montréal), 11 juillet 1889.

Pour la suite de ce dossier, voir cet article.

Pour une visite à Barbizon, sur les traces de Millet, il faut gagner ce site internet.

Le tableau se trouve aujourd’hui au Musée d’Orsay, à Paris.

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