Skip to content

«Un de ces baisers où l’âme semble flotter sur les lèvres comme l’oiseau-mouche sur une jonquille»

Il va bien nous falloir un jour une grande histoire du diable. Du diable québécois, j’entends. Qui donc eurent dans la tête, les premiers, l’idée du diable ? Des Amérindiens ? Des colons arrivés de France ? Les missionnaires ayant apporté avec eux cette conception ?

Le diable revient régulièrement dans la presse du dernier quart du 19e siècle, Par exemple, voyez cette affirmation échappée du journal Le Sorelois du 17 avril 1883. Une seule phrase sans commentaire… peut-être pour s’en prendre à un personnage politique ou quelque véreux.

Le diable n’est à redouter ni pour l’esprit ni pour les mœurs, quand il laisse voir ses griffes et son pied fourchu, mais tremblons quand il est ganté et chaussé de soie et de velours.

 

Dans La Tribune du 15 mai 1891, l’avocat et archiviste Édouard-Zotique Massicotte raconte une autre des histoires du père Belot, «l’inépuisable conteur dont je vous ai déjà donné plusieurs chansons et légendes».

 

Vous avez remarqué, commença-t-il, que dans nos campagnes, à la personne qui frappe à la porte, on ne dit jamais : entrez ! mais ouvrez ! Ce n’est pas sans cause que cela se dit ainsi; en voici la raison.

Il y a longtemps, longtemps, vivait dans une paroisse, en bas de Québec, une pauvre femme, Marguerite, belle comme la rose parsemée de gouttelettes diamantées, s’entrouvrant le matin pour saluer le soleil; belle comme un ciel émaillé d’étoiles; belle…… belle comme une Canadienne qui se mêle de l’être.

Peut-on réunir une collection de formes à peu près divines et ne pas le savoir, et n’en pas ressentir un contentement intérieur, surtout chez une femme ?

C’est rare. Mon héroïne ne dérogeait pas à la loi commune. Elle se savait une figure capable de faire rêver l’homme le moins sensible sur ce chapitre. Marguerite était orgueilleuse de sa beauté et ne refusait pas les galanteries du sexe fort.

Ne lui devait-il pas cet hommage ?

Telle une reine au milieu de sa cour recevant les louanges de ses courtisans.

Cette conduite ne tarda pas à devenir un scandale pour les religieux habitants des environs. Nos ancêtres, aux mœurs pures et chastes, n’admettaient pas un tel dévergondage. Sous une rude écorce, leur cœur franc et sans dol ne pouvait souffrir ce spectacle.

Le curé averti alla trouver Marguerite. Par de bonnes paroles, il tâcha de la faire revenir à des sentiments plus chrétiens, il lui montra quelle route dangereuse elle suivait, dans quelle abîme sans fond elle aboutissait. Pourquoi d’ailleurs gaspiller un temps précieux ?………

Rien n’y fit. L’orgueil est mauvais conseiller.

Voyant le nul effet de ses paroles, le ministre du Seigneur la quitta en lui prédisant une punition divine.

La coquette se prit à rire aux éclats sur ces mots.

Personne n’est prophète en son pays, mon bon curé, lui chanta-t-elle de sa voix musicale comme celle du rossignol des bois.

Et le brave pasteur de gémir et la jeune femme de s’amuser.

Or, un jour qu’elle était seulette dans la maison, contemplant le miroir qui rendait ses appas, Marguerite-la-jolie entendit frapper à la porte donnant sur le chemin du roi !

Croyant que c’était un de ses nombreux amants, elle roucoula un joyeux : Entrez ! à faire pâmer d’aise l’homme le plus jaloux.

Aussitôt, un individu grand, beau, tout de noir habillé, à la manière du page de madame Marlborough, entra sans se faire prier et vint s’asseoir près d’elle, en lui murmurant des flatteries.

Marguerite eut souleur.

Qui pouvait bien être cet étranger à la figure brune, mais idéale quant aux lignes, aux cheveux soyeux noirs, aux yeux verts ardents, à la phrase élégante, au timbre de voix doux et enchanteur ?

Bercée par la mélodie des sons, magnétisée par un brillant regard, subjuguée par le ton passionné, elle subit le charme, sa volonté s’évanouit.

L’imprudente accorda un de ces baisers où l’âme semble flotter sur les lèvres comme l’oiseau-mouche sur une jonquille.

Au même instant, elle se senti emportée dans les airs avec son fascinateur.

À mesure qu’ils s’approchaient de l’infini, le diable — car c’était lui — reprenait sa forme première, Ses cornes se montraient, ses cheveux se frisaient, ses yeux devenaient braises et son corps s’allongeait, s’allongeait, tellement qu’on eut dit que ses pieds touchaient encore la terre.

Le démon ricanait de plaisir, emportant Marguerite dans ses bras comme un vautour ravissant une colombe.

La coquette tremblait de peur — on tremble à moins souvent — et ne savait que faire, lorsqu’une idée subite traversa son cerveau : Une seule puissance pouvait la sauver…… et ses lèvres sanguines souillées par l’impureté se purifièrent en prononçant une prière à la Vierge.

À l’instant, l’ange des ténèbres hurla un cri de douleur tellement aigu, surhumain, qu’il dut produire dans les airs des ondulations pareilles aux vagues d’une mer en furie, puis Satan disparut comme la fumée sous l’action du vent.

Marguerite, à moitié morte, se sentit tomber doucement, mollement, avec la légèreté d’une plume, descendant vers le sol, dans l’atmosphère en repos.

Sous l’action de cette chute pleine de volupté céleste, caressée par les zéphyrs et les parfums de l’été, elle s’endormit profondément. Quand la jeune femme se réveilla, elle se trouvait sur le perron de l’église, entourée de villageois et de commères.

Ses premiers mots furent pour demander le curé.

Le saint pasteur se rendit auprès de sa brebis qui lui confessa ses fautes, et promit de changer de vie.

Dans la suite, elle donna l’exemple de toutes les vertus.

Ce récit, presque merveilleux, vola de bouche en bouche, comme le papillon de fleur en fleur.

Une crainte, un terreur entoura le mot : Entrez ! Il semblait sinistre. On lui attribua un pouvoir fatal. C’est pourquoi mes braves ancêtres lui ont substitué celui-ci : Ouvrez !

 

Contribution à une histoire québécoise du diable.

No comments yet

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS